L’ADEJ était présente à Montbeliard le 13/10 pour la journée consacrée à « l’enseignement du jazz en Bourgogne-Franche-Comté », organisée par le Centre Régional Du Jazz en Bourgogne-Franche-Comté.
Les 3 tables rondes de la journée portaient sur le répertoire, les nouveaux publics et le lien entre structures d’enseignement et lieux de diffusion.
Pour cette occasion JeanCharles Richard avait préparé le texte que voici sur le répertoire.
Le Répertoire comme passeport.
A l’évidence, le jazz est partout, et se joue partout. On peut trouver d’excellents jazzmen dans le monde entier. Et la magie du mode de fabrication de cette musique tient en ce que des personnes de continents différents vont pouvoir dépasser des obstacles culturels et linguistiques pour jouer ensemble.
L’improvisation est une des clés de ce rapport avec l’autre, artiste singulier au sens propre , différent, avec lequel il va bien falloir s’adapter.
J’ai toujours apprécié que le flou des frontières de cette musique soit l’essence même de sa vitalité. Pour Steve Lacy , le jazz se définissait comme étant la musique qui le surprenait et qu’il n’avait jamais entendu jusqu’alors ; expression d’un constant renouvellement et d’une exhortation à la transcendance…
Une deuxième clé est un répertoire autour duquel les musiciens de jazz ont pu se retrouver, un corpus de morceaux, comme une sorte de passeport, qui amène chaque jazzman à savoir de quoi on parle lorsque la suggestion de « Now’s the time » apparaît.
Quelle est la morphologie de ce répertoire ? Les moyens de sa diffusion ont-ils influencé son contenu ? Si oui, comment ? Quelles sont les conséquences pour le développement des artistes ? Et quelle est notre position en tant que pédagogue ?
Le support de la transmission
En terme de transmission d’information, les inventions majeures ont toujours façonné les contenus ; par exemple , l’imprimerie de Gutenberg a révolutionné la transmission du savoir : les livres imprimés n’étaient plus en latin mais en langue vulgaire et cette invention révolutionnaire de Jean Gutenberg a précipité la fin du Moyen Age.
Pour ce qui est du jazz, le savoir s’est longtemps transmis de bouche à oreille. Ayant questionné Martial Solal, il m’a dit avoir assimilé les thèmes d’oreille et les reproduisait de mémoire. Le rôle du pianiste faisait qu’il pouvait connaître davantage de grilles que de thèmes, laissant aux solistes le soin de les exposer, soit littéralement, soit sous la forme de démarquages. (un thème nouveau sur une ancienne grille). Les morceaux assimilés pouvaient être transposés dans n’importe quelle tonalité.
L’oreille et la mémoire étaient stimulées , même si le « téléphone arabe » pouvait engendrer la propagation d’erreurs ; cette musique était réservée aux initiés, qui avaient les facultés instrumentales , techniques et les aptitudes pour capter les mélodies et les harmonies qui les soutenaient.
L’imprimerie a aussi joué son rôle ici, et le premier Real Book, rédigé dans le cadre du Berklee college of Music de Boston a été révolutionnaire. Permettant une massive diffusion de répertoires variés , le real book a assis une hégémonie durable d’un répertoire essentiellement américain, ce qui est comparable à d’autres biens culturels au sortir de la 2ème guerre mondiale. (musique, cinéma…). Le Real Book a donc démocratisé l’accès à un répertoire : ceux qui ne connaissaient pas le jazz avaient la possibilité de lire les mélodies et de s’initier aux chiffrages et à l’harmonie.
Même si les hauteurs et les accords étaient écrits, à la manière de l’omni-book de Charlie Parker qui rassemble les improvisations du génie de l’alto, la tradition orale reste de mise : car les thèmes rassemblés dans les real book n’ont pas de phrasé ou d’articulation. Ce rapport au rythme, si particulier, et au phrasé doit obligatoirement passer par l ‘écoute de versions de référence.
L’omniBook est, de fait, un peu comparable aux manuscrits de Jean Sébastien Bach qui a écrit rythmes et hauteurs, mais sans aucun phrasé, doigté ou articulation, laissés à l’appréciation du musicien.
Les codes de lectures apparaissent alors : le phrasé des croches, ou encore la nécessité de syncoper ou décaler la mélodie (on n’imagine pas jouer littéralement le thème d’All the Things you are, ou de there will never be another you).
Il n’est pas de progrès sans contrepartie : dans le cas présent,
l’œil devenait le premier organe sollicité – pas l’oreille.
L’écrit a pu aussi comporter des erreurs majeures, des accords erronés.
les formes courtes ont eu davantage de succès que les plus longues. (Blues, les formes AABA de 32 mesures…)
Les formes longues sont devenues un peu désuettes. Si l’on songe aux différentes parties de King Porter Stomp par exemple, on voit bien un appauvrissement constant des formes musicales.
La suprématie du lead Sheet. Les morceaux , pour leur très grande majorité, sont une mélodie avec une série d’accords. La musique , dès lors qu’elle était pensée par des compositeurs qui l’organisaient pour tous les membres de l’orchestre, avait peu de chance d’être rejouée. De Charles Mingus, on jouera en bœuf davantage avec Nostalgia in Times Square, queFables of Faubus , pour lequel le compositeur avait également codifié l’organisation de la section rythmique.
Enfin, le répertoire français ou européen a été oublié. Les quelque Feuilles mortes ou la chanson de Maxence ,de Michel Legrand seront publiées avec un titre anglais et semblent n’exister que parce que certains musiciens américains les auront repris.
Aujourd’hui, grâce aux smarts phones et à i.real book, le morceau ne se résume même plus à une ligne mélodique avec des accords : un morceau se résume plus seulement qu’à une grille.
La raison tient en ce que les mélodies sont sous la juridiction du droit d’auteur, mais pas la grille d’accords, non protégeable en droit américain, raison pour laquelle de nombreux jazzmen ont écrit des nouvelles mélodies sur des harmonies anciennes.
Si i.realBook avait répertorié les mélodies, les créateurs auraient dû verser des droits d’auteur aux compositeurs ; pas en transmettant les chiffrages d’accords seuls.
La pauvreté du support permettra peut-être d’améliorer la mémorisation des thèmes et de développer l’écoute ; l’avenir nous le dira…
Le be-bop : un répertoire commode et utile à aborder…
Dans toutes les écoles, le répertoire be-bop est un outil pédagogique abondamment utilisé. Son succès s’explique facilement :
Recul sur cette période historique parfaitement circonscrite dans l’histoire, avec ces grands représentants bien identifiés.
Les mélodies sont précisément écrites au format lead sheet sur une page A4 et mobilisent l’agilité sur l’instrument des musiciens. (la technique est toujours plus commode pour l’enseignant à transmettre plutôt que ce qui fait l’essence d’une ballade bien jouée –l’expression ou le feeling).
Une pensée harmonique claire, aboutie et sans ambiguité. Structures et superstructures : tout est rationnel.
Une répartition des rôles dans l’orchestre codifiée simplement et clairement.
De fait, et aussi pour de très bonnes raisons, tout étudiant qui veut étudier le jazz doit se pencher sur ce répertoire , et même disons : toute personne qui veut comprendre comment fonctionne une section rythmique , connaître les rôles de chacun, des musiciens, jouer sur des accords, faire groover ou swinguer l’orchestre, se doit de se pencher sur ce répertoire, car il trouve là les rudiments essentiels à la compréhension du langage d’un éventail de musiques faisant appel à l’improvisation, ce quel que soit le style qu’il choisira dans sa vie future…
Le rôle du pédagogue
Mais que se passe –t’il lorsqu’un musicien européen compose des œuvres à plusieurs voix, avec des changements de tempos, avec deux thèmes plutôt qu’un seul (le cas des formes sonates en classique), avec des fragments mélodiques écrits pour la contrebasse de l’orchestre ?
Réponse : il n’est pas sorti de l’auberge.
J’ai souvent observé dans nos écoles de musique que :
les premiers morceaux les plus développés formellement, des débuts du jazz ne sont pas abordés : Nightingale Rag de Joseph Lamb serait pourtant un excellent moyen de progresser techniquement au piano, entre autres bienfaits…
Sont peu abordés des répertoires contemporains : dans d’autres départements , on parle de compositeurs vivants au programme, ce qui ne fera nullement offense au respect porté à Bach ou Beethoven.
Sont peu ou pas abordés les morceaux ouverts, ambigus : on préferera toujours les compositions du jeune Ornette Coleman à ses compositions plus abstraites. Trouvons nous la musique de Steve Lacy ou d’Albert Ayler dans les conservatoires ? L’enseignement n’aime pas l’abstraction, et préfère la certitude.
Quid du free jazz ? du timbre, de la couleur, de la forme comme moteur principal du geste improvisé ?
N’oublions – nous pas les musiciens européens ? (Je salue d’ailleurs l’initiative du Livre du Jazz en France, mais a-t’il vraiment beaucoup servi ?)
Je veux raconter ici une anecdote : il y a quelques années, mon étudiant saxophoniste Maxence Ravelomanantsoa (membre du Paul Jarret Quintet, actuellement dans le dispositif JazzMigration de l’AJC) m’a fait découvrir un excellent saxophoniste ténor américain : Walter Smith . Et alors que nous avions « imposé » dans l’épreuve de répertoire de fin d’année une composition de François Jeanneau, il est revenu en cours après avoir entendu une version du morceau sur un disque de François. J’ai eu droit à un cri du cœur de sa part: « Il joue terrible François Jeanneau ».
« Oui, lui ai-je répondu, et il habite Montreuil et tu peux le rencontrer demain si tu le souhaites».
N’avons nous pas, en tant qu’enseignants , cette responsabilité de faire connaître le répertoire de John Taylor, Martial Solal, Enrico Pieranunzi, André Hodeir, du Workshop de Lyon, Miroslav Vitous, Kenny Wheeler (bien que la force de sa pensée mélodique et harmonique se cale bien sous la forme du leadsheet), Joachim Kuhn , Django Bates ou Django Reinhardt ?
Je crois que nous autres enseignants avons encore du chemin à faire dans la construction d’une légitimité que ressentiront nos étudiants de faire une musique d’ici et maintenant, afin qu’ils ne se sentent pas frustrés de ne pas être nés à Manhattan , quelque part entre le Smalls, le Village Vanguard, et le Blue Note.
Certes, programmateurs de festivals et de salles auront leur part de responsabilité…
Mais les pédagogues aussi, assurément.
Elle ne se construira pas en délaissant un répertoire, mais bien plutôt en embrassant le plus de répertoires possibles, très anciens ou très actuels, européen comme américain, africain comme australien, avec la nécessité de les rendre toujours vivants, sur la brèche. Comme l’est le jazz.
Jean Charles RICHARD, le 10 octobre 2017
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